Accueil > Détente > Lecture > Prose du Transsibérien (Blaise Cendrars) par Vicky Messica
Publié dimanche 13 novembre 2016
Quand j’ai découvert ce texte, je devais avoir 16 ou 17 ans comme le personnage du poème. Je l’ai écouté et réécouté maintes fois à l’époque tant j’étais subjugué l’interprétation éblouissante que fait Vicky Messica de cette invitation au voyage. Puis j’ai perdu le 33 tours et miracle d’internet, je viens de le retrouver intact et toujours aussi beau. Je vous invite donc vous aussi si vous ne le connaissez pas, à partir en voyage sur ce poème ferroviaire, voir défiler sur 900km les poteaux des fils télégraphiques et les gares aux noms exotiques sur fond d’images violentes évoquant la révolution russe et l’aventure.
Marc
La Prose du Transsibérien relate le voyage d’un jeune homme dans le transsibérien allant de Moscou à Kharbine en compagnie de Jehanne, « Jeanne Jeannette Ninette » qui au fil des vers et du trajet se révèle être une prostituée. La Prose du Transsibérien fait partie d’une série de poèmes que Cendrars écrit à la même époque concernant la thématique du voyage et la rêverie poétique qui l’entoure. Ces poèmes sont le fruit de plusieurs années de voyage entre Paris, Moscou, et New-York de 1905 à 1912. Ils composent le début du recueil Du monde entier au cœur du monde. La Prose du Transsibérien est le poème intermédiaire entre Les Pâques à New York écrit en avril 1912 et Le Panama ou Les aventures de mes sept oncles fini en juin 1914, mais dont la publication est retardée jusqu’en 1918. Ces trois poèmes forment un ensemble, autant par la thématique du voyage que par leur période d’écriture (c’est-à-dire avant la Première guerre mondiale) qui marque l’entrée de Cendrars en poésie, Les Pâques à New-York étant le premier poème signé du pseudonyme « Blaise Cendrart » qui devient par la suite « Cendrars ».
Source : wikipedia
En ce temps-là j’étais en mon adolescenceJ’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfanceJ’étais à seize mille lieues du lieu de ma naissanceJ’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept garesEt je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois toursCar mon adolescence était alors si ardente et si folleQue mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de MoscouQuand le soleil se couche.Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.Et j’étais déjà si mauvais poèteQue je ne savais pas aller jusqu’au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartareCroustillé d’or,Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanchesEt l’or mielleux des cloches…Un vieux moine me lisait la légende de NovgorodeJ’avais soifEt je déchiffrais des caractères cunéiformesPuis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la placeEt mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatrosEt ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jourDu tout dernier voyageEt de la mer.
Pourtant, j’étais fort mauvais poète.Je ne savais pas aller jusqu’au bout.J’avais faimEt tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verresJ’aurais voulu les boire et les casserEt toutes les vitrines et toutes les ruesEt toutes les maisons et toutes les viesEt toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavésj’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaivesEt j’aurais voulu broyer tous les osEt arracher toutes les languesEt liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent...Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe...Et le soleil était une mauvaise plaieQui s’ouvrait comme un brasier.
En ce temps-là j’étais en mon adolescenceJ’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissanceJ’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammesEt je n’avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeuxEn Sibérie tonnait le canon, c’était la guerreLa faim le froid la peste le choléraEt les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognesDans toutes les gares je voyais partir les derniers trainsPersonne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billetsEt les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester...Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode.Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partoutEt aussi les marchands avaient encore assez d’argentPour aller tenter faire fortune.Leur train partait tous les vendredis matin.On disait qu’il y avait beaucoup de morts.L’un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la Forêt-NoireUn autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres et un assortiment de tire-bouchons de SheffieldUn autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve et de sardines à l’huilePuis il y avait beaucoup de femmesDes femmes, des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servirDes cercueilsElles étaient toutes patentéesOn disait qu’il y avait beaucoup de morts là-basElles voyageaient à prix réduitsEt avaient toutes un compte-courant à la banque.Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tourOn était en décembreEt je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à KharbineNous avions deux coupés dans l’express et trente quatre coffres de joaillerie de PforzheimDe la camelote allemande « Made in Germany »Il m’avait habillé de neuf, et en montant dans le train, j’avais perdu un bouton-- Je m’en souviens, je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis —Je couchais sur les coffres et j’étais tout heureux de pouvoir jouer avec le browning nickelé qu’il m’avait aussi donnéJ’étais très heureux insouciantJe croyais jouer aux brigandsNous avions volé le trésor de GolcondeEt nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l’autre côté du mondeJe devais le défendre contre les voleurs de l’Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules VerneContre les Khoungouzes, les boxers de la ChineEt les enragés petits Mongols du Grand-LamaAli Baba et les quarante voleursEt les fidèles du terrible Vieux de la montagneEt surtout, contre les plus modernesLes rats d’hôtelEt les spécialistes des express internationaux.
Et pourtant, et pourtantJ’étais triste comme un enfantLes rythmes du trainLa « moëlle chemin-de-fer » des psychiatres américainsLe bruit des portes, des voies, des essieux grinçant sur les rails congelésLe ferlin d’or de mon avenirMon browning, le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d’à côtéL’épatante présence de JeanneL’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passantFroissis de femmesEt le sifflement de la vapeurEt le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du cielLes vitres sont givréesPas de nature !Et derrière, les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendentJe suis couché dans un plaidBarioléComme ma vieEt ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle ÉcossaisEt l’Europe tout entière aperçue au coupe-vent d’un express à toute vapeurN’est pas plus riche que ma vieMa pauvre vieCe châleEffiloché sur des coffres remplis d’orAvec lesquels je rouleQue je rêveQue je fumeEt la seule flamme de l’universEst une pauvre pensée…Du fond de mon cœur des larmes me viennentSi je pense, amour, à ma maîtresse ;Elle n’est qu’une enfant, que je trouvai ainsiPâle, immaculée, au fond d’un bordel.Ce n’est qu’une enfant, blonde, rieuse et triste,Elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,Tremble un doux lys d’argent, la fleur du poète.Elle est douce et muette, sans aucun reproche,Avec un long tressaillement à votre approche ;Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,Elle fait un pas, puis ferme les yeux — et fait un pas.Car elle est mon amour, et les autres femmesN’ont que des robes d’or sur de grands corps de flammes,Ma pauvre amie est si esseulée,Elle est toute nue, n’a pas de corps — elle est trop pauvre.Elle n’est qu’une fleur candide, fluette,La fleur du poète, un pauvre lys d’argent,Tout froid, tout seul, et déjà si fanéQue les larmes me viennent si je pense à son cœur.Et cette nuit est pareille à cent mille autres quand un train file dans la nuit.-- Les comètes tombent —Et que l’homme et la femme, même jeunes, s’amusent à faire l’amour.Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre dans un petit village de pêcheursEn FlandresLe soleil est un fumeux quinquetEt tout au haut d’un trapèze une femme fait la lune.La clarinette, le piston, une flûte aigre et un mauvais tambourEt voici mon berceauMon berceauIl était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary jouait les sonates de BeethovenJ’ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de BabyloneEt l’école buissonnière, dans les gares devant les trains en partanceMaintenant, j’ai fait courir tous les trains derrière moi :Bâle-TombouctouJ’ai aussi joué aux courses à Auteuil et à LongchampParis-New YorkMaintenant, j’ai fait courir tous les trains tout le long de ma vieMadrid-StockholmEt j’ai perdu tous mes parisIl n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du SudJe suis en route.J’ai toujours été en routeJe suis en route avec la petite Jehanne de FranceLe train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses rouesLe train retombe sur ses rouesLe train retombe toujours sur toutes ses roues.« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept joursTu es loin de Montmartre, de la Butte qui t’a nourrie, du Sacré-Cœur contre lequel tu t’es blottieParis a disparu et son énorme flambéeIl n’y a plus que les cendres continuesLa pluie qui tombeLa tourbe qui se gonfleLa Sibérie qui tourneLes lourdes nappes de neige qui remontentEt le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l’air bleuiLe train palpite au cœur des horizons plombésEt ton chagrin ricane…« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »Les inquiétudesOublie les inquiétudesToutes les gares lézardées obliques sur la routeLes fils télégraphiques auxquels elles pendentLes poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglentLe monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmenteDans les déchirures du ciel, les locomotives en furieS’enfuientEt dans les trous,Les roues vertigineuses les bouches les voixEt les chiens du malheur qui aboient à nos troussesLes démons sont déchaînésFerraillesTout est un faux accordLe broun-roun-roun des rouesChocsRebondissementsNous sommes un orage sous le crâne d’un sourd…« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »Mais oui, tu m’énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loinLa folie surchauffée beugle dans la locomotiveLa peste, le choléra, se lèvent comme des braises ardentes sur notre routeNous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnelLa faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandadeEt fiente des batailles en tas puants de mortsFais comme elle, fais ton métier…« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »Oui, nous le sommes, nous le sommesTous les boucs émissaires ont crevé dans ce désertEntends les sonnailles de ce troupeau galeuxTomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné-Oudinsk Kourgane Samara Pensa-ToulouneLa mort en MandchourieEst notre débarcadère est notre dernier repaireCe voyage est terribleHier matinIvan Oulitch avait les cheveux blancsEt Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts depuis quinze jours…Fais comme elles la Mort la Famine, fais ton métierÇa coûte cent sous, en transsibérien, ça coûte cent roublesEn fièvre les banquettes et rougeoie sous la tableLe diable est au pianoSes doigts noueux excitent toutes les femmesLa NatureLes GougesFais ton métierJusqu’à Kharbine...« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »Non mais… fiche-moi la paix… laisse-moi tranquilleTu as les hanches angulairesTon ventre est aigre et tu as la chaude-pisseC’est tout ce que Paris a mis dans ton gironC’est aussi un peu d’âme… car tu es malheureuseJ’ai pitié j’ai pitié viens vers moi sur mon cœurLes roues sont les moulins à vent du pays de CocagneEt les moulins à vent sont les béquilles qu’un mendiantfait tournoyerNous sommes les culs-de-jatte de l’espaceNous roulons sur nos quatre plaiesOn nous a rogné les ailes,Les ailes de nos sept péchésEt tous les trains sont les bilboquets du diableBasse-courLe monde moderneLa vitesse n’y peut maisLe monde moderneLes lointains sont par trop loinEt au bout du voyage c’est terrible d’être un homme avec une femme…« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi je vais te conter une histoireViens dans mon litViens sur mon cœurJe vais te conter une histoire...Oh viens ! viens !Aux Fidji règne l’éternel printempsLa paresseL’amour pâme les couples dans l’herbe haute et la chaude syphilis rôde sous les bananiersViens dans les îles perdues du Pacifique !Elles ont nom du Phénix, des Marquises,Bornéo et JavaEt Célèbes à la forme d’un chat.Nous ne pouvons pas aller au JaponViens au Mexique !Sur ses hauts plateaux les tulipiers fleurissentLes lianes tentaculaires sont la chevelure du soleilOn dirait la palette et les pinceaux d’un peintreDes couleurs étourdissantes comme des gongs,Rousseau y a étéIl y a ébloui sa vieC’est le pays des oiseauxL’oiseau du paradis, l’oiseau-lyreLe toucan, l’oiseau moqueurEt le colibri niche au cœur des lys noirsViens !Nous nous aimerons dans les ruines majestueuses d’un temple aztèqueTu seras mon idoleUne idole bariolée enfantine un peu laide et bizarrement étrangeOh viens !Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons le pays des mille lacs,Les nuits y sont démesurément longuesL’ancêtre préhistorique aura peur de mon moteurJ’atterriraiEt je construirai un hangar pour mon avion avec les os fossiles de mammouthLe feu primitif réchauffera notre pauvre amourSamowarEt nous nous aimerons bien bourgeoisement près du pôleOh viens !Jeanne Jeannette Ninette nini ninon nichonMimi mamour ma poupoule mon PérouDodo dondonCarotte ma crotteChouchou p’tit-cœurCocotteChérie p’tite-chèvreMon p’tit-péché mignonConconCoucouElle dort.Elle dortEt de toutes les heures du monde elle n’en a pas gobé une seuleTous les visages entrevus dans les garesToutes les horlogesL’heure de Paris l’heure de Berlin l’heure de St Pétersbourg et l’heure de toutes les garesEt à Oufa, le visage ensanglanté du canonnierEt le cadran bêtement lumineux de GrodnoEt l’avance perpétuelle du trainTous les matins on met les montres à l’heureLe train avance et le soleil retardeRien n’y fait, j’entends les cloches sonoresLe gros bourdon de Notre-DameLa cloche aigrelette du Louvre qui sonna la BarthélemyLes carillons rouillés de Bruges-la-MorteLes sonneries électriques de la bibliothèque de New-YorkLes campanes de VeniseEt les cloches de Moscou, l’horloge de la Porte-Rouge qui me comptait les heures quand j’étais dans un bureauEt mes souvenirsLe train tonne sur les plaques tournantesLe train rouleUn gramophone grasseye une marche tziganeEt le monde, comme l’horloge du quartier juif de Prague, tourne éperdument à rebours.Effeuille la rose des ventsVoici que bruissent les orages déchaînésLes trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrésBilboquets diaboliquesIl y a des trains qui ne se rencontrent jamaisD’autres se perdent en routeLes chefs de gare jouent aux échecsTric-tracBillardCarambolesParabolesLa voie ferrée est une nouvelle géométrieSyracuseArchimèdeEt les soldats qui l’égorgèrentEt les galèresEt les vaisseauxEt les engins prodigieux qu’il inventaEt toutes les tueriesL’histoire antiqueL’histoire moderneLes tourbillonsLes naufragesMême celui du Titanic que j’ai lu dans le journalAutant d’images-associations que je ne peux pas développer dans mes versCar je suis encore fort mauvais poèteCar l’univers me débordeCar j’ai négligé de m’assurer contre les accidents de chemin de ferCar je ne sais pas aller jusqu’au boutEt j’ai peur.J’ai peurJe ne sais pas aller jusqu’au boutComme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux démentsMais je n’ai pas pris de notes en voyage« Pardonnez-moi mon ignorancePardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers »Comme dit Guillaume ApollinaireTout ce qui concerne la guerre on peut le lire dans les Mémoires de KouropatkineOu dans les journaux japonais qui sont aussi cruellement illustrésÀ quoi bon me documenterJe m’abandonneAux sursauts de ma mémoire…À partir d’Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lentBeaucoup trop longNous étions dans le premier train qui contournait le lac BaïkalOn avait orné la locomotive de drapeaux et de lampionsEt nous avions quitté la gare aux accents tristes de l’hymne au Tsar.Si j’étais peintre je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyageCar je crois bien que nous étions tous un peu fousEt qu’un délire immense ensanglantait les faces énervées de mes compagnons de voyageComme nous approchions de la MongolieQui ronflait comme un incendie.Le train avait ralenti son allureEt je percevais dans le grincement perpétuel des rouesLes accents fous et les sanglotsD’une éternelle liturgieJ’ai vuJ’ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l’Extrême-Orient et qui passaient en fantômesEt mon œil, comme le fanal d’arrière, court encore derrière ces trainsÀ Talga cent mille blessés agonisaient faute de soinsJ’ai visité les hôpitaux de KrasnoïarskEt à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fousJ’ai vu dans les lazarets des plaies béantes des blessures qui saignaient à pleines orguesEt les membres amputés dansaient autour ou s’envolaient dans l’air rauqueL’incendie était sur toutes les faces dans tous les cœursDes doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitresEt sous la pression de la peur les regards crevaient comme des abcèsDans toutes les gares on brûlait tous les wagonsEt j’ai vuJ’ai vu des trains de soixante locomotives qui s’enfuyaient à toute vapeur pourchassés par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s’envolaient désespérément aprèsDisparaîtreDans la direction de Port-Arthur.À Tchita nous eûmes quelques jours de répitArrêt de cinq jours vu l’encombrement de la voieNous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch qui voulait me donner sa fille unique en mariagePuis le train repartit.Maintenant c’était moi qui avais pris place au piano et j’avais mal aux dentsJe revois quand je veux cet intérieur si calme le magasin du Père et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon litMoussorgskyEt les lieder de Hugo WolfEt les sables du GobiEt à Khaïlar une caravane de chameaux blancsJe crois bien que j’étais ivre durant plus de cinq cents kilomètresMais j’étais au piano et c’est tout ce que je visQuand on voyage on devrait fermer les yeuxDormirJ’aurais tant voulu dormirJe reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeurEt je reconnais tous les trains au bruit qu’ils fontLes trains d’ Europe sont à quatre temps tandis que ceux d’Asie sont à cinq ou sept tempsD’autres vont en sourdine sont des berceusesEt il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de MaeterlinckJ’ai déchiffré tous les textes confus des roues et j’ai rassemblé les éléments épars d’une violente beautéQue je possèdeEt qui me force.Tsitsika et KharbineJe ne vais pas plus loinC’est la dernière stationJe débarquai à Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge.Ô ParisGrand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et tes vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffentComme des aïeulesEt voici des affiches, du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jauneJaune la fièvre couleur des romans de la France à l’étranger.J’aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marcheCeux de la ligne Saint Germain-Montmartre m’emportent à l’assaut de la ButteLes moteurs beuglent comme les taureaux d’orLes vaches du crépuscule broutent le Sacré-CœurÔ ParisGare centrale débarcadère des volontés carrefour des inquiétudesSeuls les marchands de couleurs ont encore un peu de lumière sur leur porteLa Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens m’a envoyé son prospectusC’est la plus belle église du mondeJ’ai des amis qui m’entourent comme des garde-fousIls ont peur quand je pars que je ne revienne plusToutes les femmes que j’ai rencontrées se dressent aux horizonsAvec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluieBella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en ItalieEt celle, la mère de mon amour en AmériqueIl y a des cris de sirène qui me déchirent l’âmeLà-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchementJe voudraisJe voudrais n’avoir jamais fait mes voyagesCe soir un grand amour me tourmenteEt malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.C’est par un soir de tristesse que j’ai écrit ce poème en son honneurJeanneLa petite prostituéeJe suis triste je suis tristeJ’irai au Lapin agile me ressouvenir de ma jeunesse perdueEt boire des petits verresPuis je rentrerai seulParisVille de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue.
Paris, 1913
Blaise Cendrars
SPIP 3.2.0 [23778] | Squelette BeeSpip v.
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